Le chaînon manquant
Enabel nourrit des objectifs ambitieux qui sont couchés sur papier dans la stratégie #ActForImpact. « Au-delà de l’aide » est l’un d’entre eux. Que devons-nous nous figurer à ce propos ?
En 2050, une personne sur quatre dans le monde sera africaine. En 2100, ce sera presque une personne sur deux. Tels sont les faits. Alors que la population européenne vieillit et stagne, l’âge médian en Afrique est de 20 ans. Le développement du continent africain est donc une opportunité extraordinaire pour l’Europe et le monde. L’Afrique est un foyer de créativité et d’innovation et nous sommes convaincus que les grandes inventions de demain viendront d’Afrique.
Dans ce contexte, notre modèle de coopération doit être complètement transformé, et nous sommes fiers des récents changements de stratégie et d’attitude d’Enabel à cet égard. Cela fait bien longtemps qu’il n’est plus question de relations Nord-Sud ; il s’agit à présent de partenariats à part entière avec les pays d’Afrique et du Moyen-Orient, d’une coopération d’égal à égal, d’idées et d’innovations partagées qui ne proviennent absolument plus exclusivement de « notre côté ».
Cela fait bien longtemps aussi que nous ne parlons plus uniquement de l’expertise que nous pouvons offrir en tant qu’agence. Notre rôle a évolué et nous offrons désormais aussi un savoir-faire belge, et même européen.
La Belgique possède une expertise de qualité sur le plan institutionnel, dans certains thèmes et secteurs, certaines industries… Et c’est précisément ce que recherchent nos partenaires : un savoir-faire et une expérience dans des domaines qui transcendent la coopération au développement. Ainsi, la Belgique produit de grandes quantités de vaccins ; notre recherche scientifique en matière de vaccins est de niveau international ; quant à notre cadre réglementaire pour la production et la vente de vaccins, il est fiable. C’est la combinaison de ces éléments, une sorte d’écosystème pharmaceutique que nous nous efforçons de mettre en place avec le Sénégal, le Rwanda et l’Union africaine. Sa réussite passe par une collaboration avec un large éventail de partenaires diversifiés. Nous parvenons progressivement à assumer ce rôle de « broker », à être reconnu·es en tant que « hub » de l’expertise belge et européenne.
En compagnie de nos partenaires en Afrique et au Moyen-Orient, nous recherchons l’expertise belge la plus appropriée au sein des différents ministères et organismes dans l’optique d’œuvrer à la création de cet écosystème. Il peut s’agir tant des soins de santé que de l’enseignement, du développement urbain ou encore de la sécurité, pour n’en citer que quelques-uns.
Enabel a conclu des dizaines d’accords de coopération avec des services publics, instituts de recherche, centres de connaissances et universités belges. Est-il difficile de les persuader de rejoindre l’aventure ?
Tous les partenaires doivent bien sûr trouver une valeur ajoutée à cette collaboration, sans quoi ils laissent tomber. Sur ce plan, nous devons encore plus et mieux expliquer quelle peut être cette valeur ajoutée pour les acteurs belges. Il y a là également un rôle pour la politique et les médias, qui peuvent contribuer à promouvoir cette vision plus moderne de la coopération internationale.
Il nous faut expliquer au grand public que l’Afrique est un continent de possibilités, une pépinière d’idées et d’innovation. Les expert·es belges de nos ministères peuvent utilement partager leurs connaissances et expérience avec leurs homologues africain·es et ils et elles tireront de cette collaboration à tout le moins autant d’inspiration et de motivation pour leur propre travail. De tels partenariats s’avèrent également intéressants pour notre pays d’un point de vue stratégique, car ils confèrent à la Belgique un certain rayonnement tout en renforçant notre crédibilité à l’étranger. La coopération au développement n’est pas un passage obligé, une œuvre caritative.
Elle représente un instrument stratégique des priorités de la Belgique, une partie de la vision à dix ans que devrait avoir notre pays. Il faut faire le lien entre la coopération au développement et les connaissances que la Belgique souhaite développer dans plusieurs secteurs choisis, comme les énergies renouvelables (parcs éoliens offshore, hydrogène vert), les vaccins, les approches sociales innovantes…
Comment décririez-vous l’ADN d’Enabel ?
Ce qui nous caractérise, c’est le fait — en toute modestie — que nous connaissons bien les pays et le contexte dans lesquels nous travaillons. Nos moyens financiers sont ce qu’ils sont, mais notre plus grande richesse, ce sont nos employé·es. Nonante pour cent de notre personnel travaillent dans les 21 pays où nous sommes actifs et dans les projets. Leurs connaissances et leur savoir-faire n’ont pas de prix. Mais notre expertise va bien au-delà de ça : grâce aux accords de coopération conclus avec des services publics et des centres de recherche, Enabel est en mesure d’offrir un incroyable arsenal de connaissances dans une grande variété de secteurs. Troisièmement, nous avons le grand avantage d’être présent·es dans les ministères où sont prises les décisions et d’œuvrer également, dans le cadre de la mise en œuvre concrète de projets, avec les autorités locales qui traduisent les décisions adoptées en actes réels.
Ces dernières années, nous avons peut-être un peu trop misé sur le fonctionnement du projet et n’avons pas suffisamment accordé d’attention à ce levier institutionnel. Il nous faudra dès lors entamer un mouvement de rattrapage les prochaines années ; c’est en effet au niveau institutionnel que vous pouvez vraiment faire bouger les choses.
Quels changements proposez-vous encore pour conserver notre pertinence ?
Dans la perspective de nos ambitions 2030, nous sommes sur la bonne voie et nous avons déjà parcouru un long chemin. Quoi qu’il en soit, si nous voulons conserver notre pertinence, il nous faut abattre plusieurs murs. Plus que jamais, nous devons collaborer avec d’autres acteurs, avec les entreprises, des organisations, la diaspora, des services publics… Ce que nous appelons « développement » n’est assurément pas le monopole d’agences comme Enabel. Le développement d’un pays et la création de richesses passent immanquablement par une collaboration entre les pouvoirs publics, les entreprises et la société civile. Chacun doit jouer son rôle et il est préférable de le faire ensemble, et non côte à côte.
Commençons tout d’abord par parler de coopération internationale, sur un pied d’égalité avec nos partenaires, par poser des choix déterminés et par mobiliser, avec beaucoup de conviction, en tant que Team Belgium l’expertise de l’ensemble de notre pays, y compris — et sans faire preuve de naïveté — le secteur privé. Et ce, sans oublier la diaspora dans l’aventure. Nous devons aussi avoir l’honnêteté et le courage de rappeler à nos partenaires leurs obligations et les responsabiliser. Lorsqu’un projet tourne mal ou menace d’être récupéré, nous devrions avoir le courage de « tirer la prise ».
Ainsi, si vous voulez appuyer le système éducatif d’un pays pour en améliorer l’efficacité ou pour mettre en œuvre des réformes, mais que vous savez que les enseignant·es sont peu voire non payé·es, vous vous rendez tout de même compte que vous allez droit à l’échec ? Pourquoi n’aurions-nous alors pas le droit d’imposer des conditions préalables comme le paiement d’un salaire décent aux enseignant·es avant de commencer à soutenir le système éducatif ? Nous devrions parfois pouvoir être plus sélectif·ves et plus flexibles lorsque le contexte l’exige. Il n’y a pas la moindre raison pour laquelle « notre » secteur, l’industrie de la coopération internationale, devrait adopter d’autres règles qu’un projet de développement en Belgique. Il y a lieu de « désindustrialiser » la coopération au développement classique. Les coopérant·es n’existent pas. Nous ne travaillons pas pour nos propres honneur et gloire, mais bien pour donner un petit coup de pouce là où nous le pouvons.
Récemment, lors d’une réunion de services d’exportation belges et d’entrepreneur·es belges et congolais·es de la diaspora, on s’est rendu compte qu’ils et elles ne connaissent pas notre agence, alors que nous sommes des alliés naturels — dans le cas présent — dans le cadre de la coopération avec le Congo. Cela n’a aucun sens de travailler côte à côte et de rester aveugles à nos pairs. Les membres de la diaspora investissent dans leur pays d’origine par le biais d’envois de fonds et occupent parfois des postes influents dans les structures gouvernementales de leur pays. C’est là une donne importante pour notre travail.
Mais nous apprenons. Dans nos projets « classiques », nous nous assurons que la formation professionnelle dans un pays est mieux en adéquation avec les besoins du marché du travail, et ce, en collaboration avec le secteur éducatif, les services de réinsertion professionnelle et les entreprises. Nous mettons de même en œuvre toute une série de projets qui expérimentent la « mobilité professionnelle ». Ainsi, au Sénégal et en Côte d’Ivoire, nous recherchons de concert avec des organisations patronales de petit·es entrepreneur·es prometteur·euses que nous mettons ensuite en contact avec des entreprises en Belgique en vue d’échanger des idées et de prospecter de nouveaux marchés. Dans le même temps, nous mettons les membres de la diaspora ouest-africaine de Belgique en contact avec des organisations au Sénégal et en Côte d’Ivoire afin de les inciter à investir dans leur pays et d’y démarrer ou soutenir des activités économiques.
Disposez-vous des instruments appropriés pour mettre en pratique cette nouvelle évolution ?
Nous devons adapter nos instruments à la réalité. Jusqu’à aujourd’hui, notre principal outil est le don, soit un appui financier aux pays en difficulté. L’Afrique est néanmoins un continent comptant 54 pays, chacun d’eux possédant ses propres visage, caractère et contexte. Il y a ainsi des pays vulnérables affichant des risques plus élevés, ceux du Sahel notamment. Mais aussi des pays comme le Sénégal, le Rwanda ou encore l’Ouganda où mobiliser d’autres instruments.
Et même au sein d’un même pays, il peut y avoir d’énormes différences régionales en termes de sécurité et de prospérité. La tendance actuelle est que les populations se déplacent de plus en plus vers les villes, que les villes se développent plus rapidement et que les inégalités entre zones urbaines et rurales se creusent. Il nous faut élargir notre gamme pour pouvoir réagir de façon adéquate à chaque situation spécifique. Il se pourrait donc qu’une approche régionale s’avère plus judicieuse qu’un travail au niveau national.
Que peut en réalité signifier une agence telle qu’Enabel ? Votre résultat d’exploitation s’élève à 340 millions d’euros. Si cela représente certes une belle somme en soi, elle équivaut « seulement » au budget annuel d’un hôpital urbain à Bruxelles.
Ces dernières années, notre chiffre d’affaires a connu une forte progression pour passer de 227 millions d’euros en 2018 à 340 en 2022. C’est là une hausse considérable que nous pouvons réaliser grâce à la coopération gouvernementale belge, car nous nous en servons comme levier de prospection d’autres sources de financement également. Non seulement bénéfique pour Enabel, elle contribue de même à l’image de la Belgique à l’étranger. Bien entendu, nous devons continuer à faire preuve de modestie et de réalisme.
Ce n’est pas avec les moyens dont nous disposons que nous allons intégrer l’Afrique. Toutefois, si nous les utilisons avec intelligence, nous pourrions bien faire la différence. Notre force, c’est l’appui institutionnel que nous offrons, en qualité de partenaire privilégié des services publics, dans nos pays d’activité. Nous pouvons réellement amorcer le changement à la source, en positionnant nos expert·es dans les ministères. Ainsi, notre programme au Mozambique a beau être modeste, notre expert en financement climat au sein du ministère des Finances conseille le gouvernement mozambicain sur la manière dont il peut obtenir le financement de ses plans climatiques. Tout cela a un impact.
Jean Van Wetter – Directeur général d’Enabel
Delphine Moralis – Présidente du conseil d’administration